Créer, est-ce rompre avec la tradition ?

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La notion de création est souvent associée à l’idée d’innovation, d’invention et d’originalité, ce qui pourrait faire penser qu’elle s’oppose à la tradition, considérée comme conservatrice et attachée au passé. Pourtant, cette opposition est-elle réellement pertinente ? Créer, est-ce nécessairement rompre avec la tradition ? Cette problématique pose la question de la relation entre la création, qui implique un renouvellement, et la tradition, qui renvoie à une transmission et une permanence. Dans une première partie, nous analyserons les concepts de création et de tradition pour mieux comprendre leur potentiel antagonisme. Ensuite, nous aborderons la question de la rupture avec la tradition du point de vue historique et philosophique. Puis, nous nous intéresserons à la création artistique et scientifique comme possibles transgressions de la tradition. Enfin, nous examinerons des perspectives modernes et contemporaines qui prônent une réconciliation entre la création et la tradition. À travers cette dissertation, nous tâcherons donc de comprendre si la création nécessite une rupture avec la tradition ou si, au contraire, elles peuvent coexister et s’enrichir mutuellement.

I. Analyse conceptuelle de la création et de la tradition

La compréhension de la question « Créer, est-ce rompre avec la tradition ? » nécessite une exploration approfondie de deux concepts majeurs : la création et la tradition.

La création, au sens large, implique la production d’une idée, d’un objet, d’une oeuvre d’art, ou d’une connaissance nouvelle, originale ou innovante. Elle est intrinsèquement liée à l’imagination, à l’inventivité, et à la pensée expressive. Créer suppose donc une dynamique de renouvellement, de rupture avec les formes ou les idées établies, et une certaine liberté par rapport aux contraintes du passé ou du présent.

Par contre, la tradition, par essence, renvoie à ce qui est transmis, ce qui est reçu du passé et conservé dans le présent. Elle s’inscrit dans une continuité, une constance et une stabilité. La tradition, qu’elle soit culturelle, philosophique, religieuse ou autre, représente donc une sorte d’autorité morale, intellectuelle ou esthétique, passée sur des générations, qui influence et guide les actions et les pensées.

Pourtant, la tradition n’est pas un cadre rigide ou figé. Comme l’a affirmé le philosophe Edmund Husserl, se référant au contexte scientifique, « Toute tradition vivante est en mouvement. » Cette compréhension de la tradition implique une certaine flexibilité et une possibilité d’évolution ou de transformation.

Alors, la tension entre la création et la tradition devient évidente – une tension entre le nouveau et l’ancien, entre la liberté et la contrainte, entre le changement et la stabilité.

II. Conception historique et philosophique de la rupture avec la tradition

Historiquement et philosophiquement, la tension entre création et tradition a été le pivot de multiples débats, controverses et réflexions.

Il est communément perçu qu’à certaines périodes de l’histoire – particulièrement lors des siècles dits « des Lumières » et des « Modernes » – l’impulsion de rompre avec les traditions, de questionner l’autorité établie et de défier les normes et les conventions a été particulièrement forte. Ces périodes étaient marquées par des mouvements intellectuels et artistiques radicaux qui ont revendiqué une autonomie et une originalité totales, rejetant les formes et les idées passées.

Cependant, l’idée de rupture radicale et absolute avec la tradition comporte en elle-même une contradiction inhérente. Comme le philosophe Michel Foucault a souligné: « Ce qui est créé dans l’oeuvre n’est jamais ni le neuf, ni l’ancien, mais la nouvelle relation qui est instituée entre le vieux et le nouveau. »

Dans cette perspective, même en rompant avec la tradition, la création ne peut totalement s’en défaire. Au lieu de cela, la création serait une réinterprétation, une reformulation ou un dépassement de la tradition.

III. La création artistique et scientifique : une nécessaire transgression de la tradition ?

Dans les domaines de l’art et de la science, la question de la rupture avec la tradition prend une dimension particulière et provocatrice.

En art, la notion d’avant-garde a souvent été associée à la volonté de défier et de transgresser la tradition. Les avant-gardistes cherchent souvent à créer des formes et des langages artistiques totalement nouveaux, en rupture avec les styles et les structures établis. Cependant, comme l’a souligné le critique d’art Harold Rosenberg, « Chaque nouvelle avant-garde déclare la mort de l’avant-garde précédente. »

En science, la tradition est également défiée par la recherche constante de nouvelles théories, de nouvelles découvertes et de nouvelles technologies. Mais en même temps, le processus scientifique repose sur une certaine conservation de la tradition, à travers la validation et la duplication des expériences et des résultats.

Ainsi, dans ces domaines, la création implique à la fois une rupture avec la tradition, qui permet l’originalité et l’innovation, et une continuité ou une réinterprétation de la tradition, qui assure la rigueur, la cohérence et la progressivité.

IV. Réconciliation de la création avec la tradition : des perspectives modernes et contemporaines

Alors comment la création peut-elle être réconciliée avec la tradition ? Plusieurs perspectives modernes et contemporaines peuvent nous éclairer sur cette question.

D’une part, l’idée de problématisation, introduite par le philosophe Gilles Deleuze, suggère que la création n’est pas tant une solution à un problème donné, qu’une manière de poser le problème lui-même. Dans cette perspective, la tradition est non seulement un ensemble de réponses déjà données, mais aussi un fond à partir duquel émergent de nouvelles questions, de nouvelles problématiques.

D’autre part, des approches postmodernes et déconstructionnistes, associées à des penseurs comme Jacques Derrida et Michel Foucault, insistent sur le fait que toute création se fait toujours dans et contre une tradition donnée. La création n’est pas un acte isolé ou autonome, mais un processus relationnel et contextuel, qui implique toujours un dialogue, un débat, une négociation avec le passé et le présent.

Enfin, la perspective de la culture remix ou de la créolisation, popularisée par des penseurs et des artistes comme Lawrence Lessig et Edouard Glissant, valorise la réappropriation, l’hybridation, le métissage des formes et des idées traditionnelles. Ici, créer devient un acte de bricolage, de montage, de métamorphose et de renouvellement de la tradition.

Conclusion

En conclusion, il ressort de notre dissertation que la création ne signifie pas nécessairement la rupture avec la tradition. Ce processus implique plutôt une réinterprétation et une transformation de celle-ci. C’est cette métamorphose et cet espace de dialogue entre passé et présent qui font du créateur un agent de changement, transformant la tradition pour répondre aux défis de l’époque contemporaine. Ainsi, la vision dualiste qui oppose création à tradition est dépassée. La création artistique et scientifique semble être à la fois un acte de transgression et de continuité. Loin de rompre avec le passé, ces actes de création l’intègrent, l’interrogent et l’éclairent d’une lumière nouvelle. Ils ouvrent la voie vers l’émergence de nouvelles traditions, reflétant une évolution et une dynamique constantes. Il est donc crucial d’avoir une approche nuancée de la création et de la tradition : la première ne peut exister sans la seconde, et la seconde est constamment informée et réinventée par la première.

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