Introduction
Ce qui est naturel semble souvent être perçu comme intrinsèquement bon. L’idée que la nature est un modèle parfait auquel l’homme devrait se conformer a traversé les âges, influençant les courants de pensée philosophique et éthique. Le naturel, par définition, est ce qui existe indépendamment de l’action ou de l’intervention humaine, ce qui est en quelque sorte « donné ». Pourtant, cette vision ne va pas sans poser question. Peut-on réellement affirmer que le naturel est toujours vertueux, bénéfique et désirable ? Ne rencontre-t-on pas, au fil des expériences humaines, des phénomènes naturels à même de provoquer le mal, la destruction ou la souffrance ? C’est autour de cette dualité que se dessine notre interrogation : « Ce qui est naturel peut-il être mauvais ? »
Pour répondre à cette question, nous commencerons par définir la notion de « naturel » et observerons quelle est son association avec la bonté dans l’histoire philosophique. Ensuite, nous examinerons les contre-exemples qui semblent indiquer que la nature n’est pas toujours positive. Enfin, nous nous demanderons si l’intervention humaine ne serait pas nécessaire pour transcender certaines des limitations du naturel.
I. Définition de la notion de naturel
Avant de répondre à la question posée, il est nécessaire de bien cerner le concept de « naturel ». Qu’entendons-nous exactement lorsque nous qualifions une chose de « naturelle » ? Le terme « naturel » renvoie à tout ce qui existe ou survient sans l’intervention délibérée de l’homme. Il s’oppose donc généralement à l’artificiel, ce qui est créé ou modifié par la volonté humaine. Ainsi, la croissance des arbres, la mouvance des océans, le cycle des saisons, la mort ou encore la naissance sont autant de phénomènes que l’on qualifie de « naturels ».
Dans la tradition philosophique, la nature a souvent été envisagée comme une force ou une loi plus grande que l’être humain, une sorte d’ordre cosmique qui encadre tout ce qui existe. Aristote, par exemple, envisageait la nature comme une finalité en soi, chaque élément ayant une fonction à remplir dans l’équilibre global. Dans cette perspective, le « naturel » est souvent perçu comme ce qui est ordonné, juste et bon. Respecter la nature serait alors suivre l’ordre correct des choses.
Le naturel ne se limite cependant pas aux phénomènes biologiques. Il inclut aussi notre propre corps humain, nos instincts et nos pulsions. Sigmund Freud, dans ses réflexions sur l’inconscient, souligne combien nos instincts les plus primaires sont profondément enracinés dans notre être. Ces désirs et pulsions, bien que naturels, sont parfois en opposition directe avec les normes sociales ou morales que nous tentons d’adopter. Ce constat soulève déjà une première question : le fait qu’une chose soit « naturelle » en fait-il une chose bonne pour autant ?
Enfin, la nature peut également désigner l’ordre global du monde non influencé par l’humain. Sous cet angle, certaines chaînes biologiques ou phénomènes environnementaux sont bien naturels sans toutefois s’avérer bénéfiques aux cibles humaines qu’ils affectent.
II. Le paradigme de la bonté du naturel
Au sein de la culture philosophique et anthropologique, la nature a souvent été érigée en modèle de perfection. Jean-Jacques Rousseau, l’un des grands penseurs du XVIIIe siècle, a, par exemple, réhabilité l’idée que l’homme à l’état de nature est fondamentalement bon. Ce n’est que la société, avec ses règles, son artificialité et ses corruptions morales, qui dénature l’homme et le conduit vers le malheur. Pour Rousseau, l’état de nature est donc un idéal mythologique où l’homme vivait en harmonie avec son environnement et selon ses instincts primaires, garantissant ainsi son bonheur et sa vertu.
Cette vision idéalisée du naturel reste aujourd’hui très influente notamment dans les courants écologiques et certaines tendances du développement personnel. L’expression « retour à la nature » devient alors synonyme de salut moral et même de protection physique. L’agriculture biologique, la recherche des aliments non-transformés, ou encore des modes de vie respectant les rythmes biologiques du corps humain, s’appuient sur cette idée que la nature serait en soi bénéfique et que s’en éloigner court le risque de nuire à notre bien-être.
Nos instincts naturels sont également perçus, dans ce paradigme, comme des repères fiables. Le célèbre précepte gréco-latin « Suivre la nature » semble suggérer que notre morale ou nos actions doivent être en accord avec cette harmonie naturelle. L’idée que la nature puisse dicter une sorte de code comportemental sous-entend qu’il existe des valeurs inscrites sur lesquelles nous devrions aligner notre propre existence.
Cette idéalisation du naturel se prolonge également au niveau éthique. Si l’on accepte que la nature est la source de toute vie, qu’elle fonctionne selon un ordre, alors il semblerait tout indiquée de la respecter et de calquer nos propres actions sur ce modèle. De plus, tout ce qui s’éloignerait de cette norme, tout ce qui serait artificiel ou contre-nature, porterait potentiellement en germe le vice, la corruption ou la déviation.
III. Contre-exemples et limites du naturel positif
Malgré ce paradigme de la « bonté naturelle », il serait naïf de conclure que tout ce qui provient de la nature est automatiquement bénéfique. Le simple fait que quelque chose soit naturel ne garantit en rien qu’il soit bon. De nombreux phénomènes naturels sont intrinsèquement dangereux, voire désastreux.
Tout d’abord, un certain nombre de catastrophes naturelles, telles que les tremblements de terre, les tsunamis, les éruptions volcaniques ou même les tempêtes, illustrent la puissance destructrice de la nature. Ces phénomènes, bien que entièrement naturels, provoquent des milliers de morts et d’importants dégâts matériels et humains. Ce simple fait suffit à remettre en question l’idée selon laquelle ce qui serait naturel serait nécessairement bon.
Ensuite, lorsqu’on apprécie la nature sous un angle biologique, on observe également des comportements au sein du règne animal qui posent question quant à notre perception de la moralité naturelle. Par exemple, la lutte pour la survie entre différentes espèces ou même à l’intérieur d’une même espèce conduit à des comportements de prédation, de cannibalisme, ou encore de violence au sein des groupes. Si ces comportements sont « naturels », peuvent-ils pour autant être qualifiés de « bons » d’un point de vue moral ?
Nous pouvons aussi critiquer l’idée que le naturel serait toujours souhaitable du point de vue des instincts humains. Si certaines émotions dites naturelles, comme l’amour ou la légitime défense, semblent légitimes, la haine, la violence ou encore l’égoïsme sont aussi des pulsions naturelles. Sigmund Freud, notamment, souligne dans Malaise dans la civilisation que les instincts destructeurs de l’homme contribuent autant à ses souffrances qu’à son potentiel bonheur. Ces exemples démontrent que les instincts naturels humains ne sont pas nécessairement des guides fiables pour mener une vie morale.
Enfin, la maladie peut également être considérée comme un phénomène naturel qui a coûté et coûte encore la vie à des millions de personnes. Si l’on prend en compte les virus et autres pathologies qui touchent la population mondiale depuis des millénaires, il est difficile de justifier que ces phénomènes purement naturels sont bons au sens commun du terme.
IV. La nécessité d’intervention humaine pour transcender le naturel
Face à ces limites apparentes du naturel, il semble évident que l’être humain ne peut se contenter d’accepter passivement la nature comme modèle parfait. L’artificialité, souvent critiquée, devient alors un outil nécessaire pour limiter les conséquences destructrices de certains phénomènes naturels. La science, la technologie et la médecine existent justement pour contrecarrer les événements néfastes de la nature, révéler ses mystères et tenter de corriger ses « injustices ».
En développant des technologies médicales, par exemple, l’homme parvient à soigner certaines maladies naturelles qui, sans intervention humaine, seraient mortelles. Les vaccins, les recherches pour combattre le cancer, la chirurgie, illustrent comment l’homme a dû transcender l’ordre naturel pour protéger sa propre vie. Ainsi, la capacité de l’homme à intervenir dans son environnement le place dans une situation où il doit, pour son propre bien, s’écarter de la nature brute.
En outre, l’organisation sociale elle-même témoigne de la nécessité pour l’homme de civiliser ses instincts naturels et parfois violents. Par exemple, la justice humaine intervient pour réguler les instincts de vengeance naturelle. Cela montre que l’homme a non seulement la capacité mais aussi la responsabilité de créer des institutions et des règles sociales qui lui permettent de mieux vivre en société.
Enfin, l’éthique elle-même requiert une intervention humaine pour lutter contre des phénomènes naturels que l’on pourrait juger moralement intolérables. Protéger les plus faibles, soigner ceux qui en ont besoin, prôner l’altruisme sont des gestes qui vont parfois contre certaines lois biologiques centrées sur la « survie du plus fort ». Ce dépassement de la nature primitive permet à l’homme d’améliorer les conditions de vie en accord avec ses idéaux.
Conclusion
En définitive, nous avons pu voir que le terme « naturel » peut être trompeur. Si la nature a pu être associée à une forme de pureté et d’innocence, les contre-exemples de phénomènes destructeurs ou immoraux montrent que le naturel ne débouche pas nécessairement sur le bien. L’intervention humaine, loin de corrompre cette nature, est souvent nécessaire pour en réguler certains effets néfastes et développer des pratiques éthiques où la simple fatalité naturelle cède sa place à une solidarité humaine réfléchie. Ainsi, la nature doit être transcendée par la culture et la civilisation pour permettre l’épanouissement de l’humanité.